Recensé : Françoise Waquet, L’ordre matériel du savoir,
Comment les savants travaillent, XVIe-XXIe siècles, Paris, CNRS
Éditions, 2015, 359 p., 25 €.
L’écologie du savoir
Françoise Waquet, directrice de recherche au CNRS, archiviste
paléographe, ancienne élève de l’École des Chartes, a
principalement travaillé sur la sociabilité savante à l’Âge
classique (avec H. Bots, La République des Lettres, Belin,
1997) et sur l’oralité (Parler comme un livre. L’oralité et le
savoir (XVIe-XXe siècles), Albin Michel, 2003). L’ordre
matériel du savoir prolonge ces perspectives tout en développant
une méthode pour élaborer une autre histoire des savoirs. L’ouvrage
se propose, en effet, d’identifier, de circonscrire et d’ordonner
les conditions matérielles de la science en train de se faire. Il
s’agit de comprendre quels en sont les supports matériels, de
quelles manières le corps est engagé dans l’entreprise épistémique
et enfin quelles sont les pratiques utilisées par les savants.
Cette anthropologie du savoir se décline sous trois
réquisits : inventorier, décrire, analyser, qui structurent
l’ouvrage. L’ordre matériel du savoir est ainsi d’abord saisi comme
un ordre pluriel (première partie) qui permet de prendre la mesure
de la diversité, de l’inventivité et parfois de l’hybridité des
techniques intellectuelles, puis un ordre mixte (deuxième partie)
qui identifie l’intégration de plusieurs techniques au sein de la
dynamique du travail intellectuel en soulignant sa multimédialité
et sa multisensorialité et enfin un ordre raisonné (troisième
partie) qui analyse les discours des praticiens sur l’usage qu’ils
font des techniques mobilisées.
Le point commun avec les ouvrages antérieurs est le projet
d’élucider la face non intellectuelle du savoir et d’en mettre en
évidence la portée épistémique. Les conditions matérielles du
savoir ne sont pas un support anecdotique de l’invention des
théories scientifiques, elles ne sont pas non plus une scène
passive sur laquelle les grands hommes déploient leurs œuvres. En
procédant à une « archéologie des techniques intellectuelles,
du point de vue des usagers » (p. 10), F. Waquet souligne leur
rôle et leur donne une place dans l’histoire intellectuelle.
Le parti-pris méthodologique de cet ouvrage est double :
(1) s’inscrire dans le temps long (XVIe-XXIe siècle) afin
d’identifier des continuités et de discerner, par contraste, de
véritables innovations. Il s’agit aussi de montrer « la
présence concomitante de plusieurs techniques, la coexistence [ou
plutôt l’interaction] des plus récentes avec les plus
archaïques » (p. 13) ; et (2) puiser ses exemples dans
des sciences qui, à première vue, ne répondent pas aux mêmes
régimes de savoir. La géographie et l’anthropologie côtoient en
effet la physique ou la médecine. Ce refus du partage entre
sciences humaines et sciences dites dures permet de voir des
communautés de pratiques invisibles sous le carcan
disciplinaire.
Un ordre pluriel
L’inventaire de la diversité et de la multiplicité des formes de
communication verbale et non verbale (oralités, écritures,
imprimés, images, objets et instruments, produits numériques)
fournit des descriptions visant à « situer l’emploi de cet
outillage dans le travail intellectuel » (p. 32). Des notes
manuscrites du chimiste Pierre Potier aux comptes rendus
d’autopsie, cours ou récits de conversations de Malpighi en passant
par les marginalia ou les écritures éphémères du tableau des
mathématiciens, tout témoigne de la diversité et de l’intrication
des formes d’écriture du monde savant à côté du livre imprimé.
L’imprimé, quant à lui, peut renfermer le corpus documentaire des
archéologues, être un manuel universitaire ou un périodique (du
Journal des Savants en 1665 aux publications
hyperspécialisées de ces dernières années), un tiré à part
d’article ou encore s’apparenter à de la littérature grise (thèses
ou rapports). L’image aussi est un outil de la pensée : les
planches de la Fabrica de Vesale ou le « musée de
papier » de Charles Patin, mais aussi l’introduction de la
photographie en médecine ou les images animées du chirurgien Doyen
témoignent, chacun de manière différente et en recouvrant des
disciplines différentes, de « l’ampleur de l’appareil visuel
mis en œuvre dans le monde du savoir » (p. 49) Parmi les
sources non verbales de la communication du savoir figurent
également les modèles anatomiques (écorchés ou squelettes), les
préparations anatomiques de F. Ruysch, l’arsenal de la physiologie
moderne, les maquettes moléculaires des chimistes ou les moulages
des archéologues. Tous témoignent d’une polyvalence
insistante : ils sont instruments pédagogiques, d’étude ou de
recherche. Si, plus récemment, l’usage répandu de l’ordinateur
facilite l’accès aux données scientifiques et au repérage des
ressources, dans le même temps demeure un « important
analphabétisme informationnel » (Le Coadic).
Cet inventaire qui voit se côtoyer outils pérennes, modernes ou
remplacés exige une enquête génétique et historique afin de
comprendre leur usage (p. 63).
Les critères choisis par F. Waquet pour sélectionner, au sein de
cette vaste masse d’outils, ceux qui font l’objet d’une analyse
raisonnée sont la fréquence de son emploi (qui garantit sa
représentativité) et sa durée. Il s’agit de « saisir les
pratiques des usagers inventant un outil, le conformant et
l’adaptant à leurs nécessités » (p. 65). À cet égard, quatre
outils sont plus spécifiquement analysés : le séminaire, la
fiche, le périodique et l’arbre. L’enjeu est ici d’identifier les
normes sous la diversité des formes. L’histoire du séminaire
commence avec le Seminarium praeceptorum fondé à l’université de
Halle en 1695 et s’impose comme genre académique avec ses règles,
ses différences nationales, ses dispositions matérielles de
distribution de la parole. Cette figure de la « science
parlée » est un lieu de formation pratique, à l’instar de
notre lunch seminar d’aujourd’hui. Les fiches (bandelette, bout de
papier, feuille volante, pliée) deviennent un « système »
(Langlois et Seignobos), utilisé par Bloch ou Febvre et qui
témoigne d’une « technique pratique de production
intellectuelle » (Paul Chavigny). Son emploi devient désormais
un « critère du métier d’historien » (p. 86).
La question passionnante qui suit immédiatement ce constat
(quelle que soit l’école historique, la fiche est adoptée comme
mode d’organisation de la « matière première historique »
et comme outil de pensée) est de comprendre comment – pratiquement
– et sans doute sans mode d’emploi, le métier s’acquiert, d’entrer
dans le secret du processus d’assimilation de savoirs-faire (p.
87). Le périodique, qui se développe avec la spécialisation et
l’institutionnalisation des disciplines et des revues
correspondantes change de fonction avec la numérisation des
articles qui, autonomise les textes de leurs supports et fait de la
revue « une marque de légitimation et un indicateur de
notoriété et d’évaluation » (p. 97). L’étude de l’arbre et des
graphiques travaille les enjeux de la visualisation des données
scientifiques en soulignant leur fonction cognitive et en les
identifiant parfois comme instrument de pensée. F. Waquet souligne
les réticences qu’a suscitées l’usage du graphique, tout en
signalant l’enthousiasme de Marey qui, a contrario, y voyait
« le langage des phénomènes eux-mêmes » et en faisait un
mode d’expression et un moyen de recherche (p. 101). L’arbre
botanique d’Augustin Augier, celui des fièvres de Torti, ou encore
celui des dermatoses d’Alibert, mais aussi le diagramme de Darwin
sont autant d’exemples qui illustrent son emploi fréquent au XIXe
siècle dans les sciences naturelles et les sciences du vivant. Mais
le graphique-arbre ou stemma est aussi un outil important dans la
philologie textuelle car il permet d’établir l’arbre généalogique
des manuscrits.
Dans ces différents usages, la figure ou le graphe peut être
« une mnémonique, un instrument de classement, une mise en
ordre et en évidence suivant une théorie, un outil d’aide au
raisonnement et à la décision, ou tout cela à la fois » (p.
106). La dimension pédagogique du graphe est également présente
comme le souligne la référence à Tufte qui a proposé de formuler
des principes simples d’optimisation afin de garantir une
compétence graphique minimale qui permette de simplifier et de
rendre intelligibles les réalités représentées.
Retracer au long cours les divers usages de ces outils, leurs
variations mais aussi leur place dans des catégories (culture
orale, écrite, de l’image, numérique…) permet de mettre en
évidence un processus de « genrification » qui
s’accompagne d’un apprentissage des usages et d’une maîtrise des
codes. « Ces outils tout matériels qu’ils sont jouent à plein
[…] dans les processus de collecte et de transmission de
l’information, d’élaboration des données, de formalisation des
connaissances » (p. 109). Un dernier outil, ou plutôt
« le premier et le plus naturel instrument de l’homme »
(Mauss) fait l’objet du chapitre 3 intitulé : « le corps,
outil intellectuel ». F. Waquet analyse dans ce chapitre
l’éducation du corps et décrit son dressage dans le monde savant
grâce à l’étude des pratiques et des gestes, ces fameuses mains de
l’intellect (C. Jacob), le « pouvoir producteur du
corps » (O. Sibum). Il s’agit non seulement de souligner la
maîtrise du corps qu’impose une conférence, une présentation au
tableau ou devant un poster, mais aussi de remarquer le corps en
marche du géographe qui quitte son cabinet au XIXe siècle ou de
l’archéologue qui mobilise sa main et son œil certes, mais aussi
l’oreille et le goût (le père Vincent, archéologue de l’école
biblique de Jérusalem, touchait avec la langue les tessons pour
déterminer la qualité de la pâte, le degré de cuisson etc.).
Cette étude ouvre sur une dimension importante du savoir,
rarement analysée : l’impossibilité de communiquer (par écrit
ou oralement) un tel savoir pratique. Comment éduquer le regard de
l’archéologue ou du géographe ? Comment le doigt du médecin
devient-il exercé dans la palpation ? Comment son oreille
donne-t-elle du sens aux techniques de percussion dont il use (cf.
les travaux de Grancher au XIXe sur l’éducation du tact et de
l’ouïe) ? L’enjeu est ici celui de l’existence d’un savoir
tacite (Polanyi) ou implicite qui s’acquiert par l’observation et
l’expérience répétée et permet une incomparable aptitude
interprétative. Cette éducation auditive et visuelle du corps est
encore aujourd’hui présente y compris pour la chirurgie robotique.
L’homme est bien « un animal qui pense avec ses doigts »
(M. Halbwachs).
Un ordre mixte
F. Waquet met également l’accent sur la dimension composite des
outils inventoriés et sur la transformation de cette hétérogénéité
en ensembles homogènes à travers trois exemples : le livre, le
cahier de laboratoire et le poster.
La réticence à intégrer les images dans le texte est partagée
par Boyle, Linné, Bichat ou plus récemment Pierre Jourdan. Ils y
voient une facilité qui témoigne d’une « dévaluation
cognitive » de leurs ouvrages. La question de la mise en place
d’une « solidarité » entre le texte et image est
importante pour qui s’intéresse à la matérialité de l’ordre du
savoir qui fait d’abord figure d’obstacle à la circulation entre
texte et image. L’histoire éditoriale de l’Opticks de
Newton, de l’Encyclopédie ou plus récemment du Précis de
manuel opératoire de Faraboeuf illustrent ce point. C’est la
construction, à même la matérialité du livre d’une bimodalité
épistémique, qui est en jeu. L’approche codicologique du cahier de
laboratoire révèle à son tour cet ordre composite. À travers le
Diary de Faraday, les cahiers de laboratoire de Pierre Potier, ou,
plus près de nous, de l’Open Notebook Science, c’est la mixité des
ressources et la diversité des codes qui frappent. La grammaire
visuelle du poster témoigne également de cet équilibre à trouver,
via le format, entre textes et images dans la composition afin de
susciter l’échange. Le poster est, à cet égard, une écriture
exposée (Armando Petrucci).
Le mélange des genres qui rend caduque l’assignation d’une
technique à un organe, un outil ou une discipline est également à
l’œuvre dans les combinaisons d’intersensorialité, à la fois dans
la production et dans la transmission des connaissances (chap. 5).
Avec les théâtres d’anatomie du XVIIe et les laboratoires de
physique au XVIIIe s’explicite le binôme qui deviendra très présent
dans l’enseignement universitaire au XIXe du parler et du montrer.
Cette dimension est également à l’œuvre dans la « grammaire
interactionnelle » (P. Byers) des small conferences
(M. Mead). Le terrain de l’anthropologue, du géographe ou du
sociologue mais aussi les pratiques médicales (auscultation,
palpation, percussion etc.) sont des lieux d’exercice et de
découverte de cette multisensorialité, de ces mains oculaires pour
reprendre la belle expression de Riolan, dont la puissance sera
augmentée par le miscroscope, le télescope et tous les
« organes artificiels », y compris la plaque
photographique (utilisée par l’astronome Hervé-Auguste Faye pour
objectiver l’observation ou le docteur Ozanam) et le cinéma. Cette
augmentation du regard se retrouve aujourd’hui dans les yeux
manuels de la chirurgie robotique du professeur Hubert.
Un ordre raisonné
Françoise Waquet montre que l’urgence et la surcharge du travail
scientifique souvent éprouvées comme une « accélération de
l’histoire », ont précisément une histoire, longue, dont on
trouve la mention, déjà chez Leibniz (« l’horrible masse des
livres qui va toujours s’augmentant ») ou Bayle. Elle est
signalée dans la Cyclopaedia de Chambers puis dans
l’Encyclopédie. Lucien Febvre parlait, quant à lui, d’un
« flux incessant, une marée qui d’heure en heure
s’amplifie ». L’essor des périodiques puis de la littérature
grise témoigne de cette explosion de l’information. L’urgence se
révèle déjà, quant à elle, dans l’absence de style des
correspondances savantes, signe du rythme effréné auquel elles sont
rédigées du XVIe au XVIIIe siècle (les correspondances de Vossius
ou Malpighi l’attestent). Il est enfin frappant de lire que le
sentiment de péremption ou de rapide obsolescence des textes que
nous éprouvons aujourd’hui était présent à la toute fin du XVIe
sous la plume par exemple du libraire Andrew Maunsell. Est-ce à
dire que le « just-in-time knowledge » que nous
connaissons de nos jours, est une vieille antienne ? On ne
peut pas l’exclure.
Les nouveaux outils mis à la disposition des chercheurs par les
technologies les plus récentes répondent à un double
objectif : rapidité et simplicité telles qu’on peut les
retrouver dans les carnets de recherche (de Naudé à hypothèses.org)
ou dans les graphiques qui valent « 700 mots » pour
Tufte. E. Halley soulignait déjà cette économie de l’image. Dans la
même veine, l’aspiration à une langue artificielle universelle qui
donnerait des « habits transparents » au savoir occupa
les savants soucieux d’élaborer et d’utiliser une langue
« objective », « scientifique », « la
quintessence d’une écriture ‘blanche’, dégraissée de tout effet de
style, au nom d’un idéal de transparence et d’objectivité »
(G. Cholley).
Si l’auteur ouvre, avec ce livre, un programme de recherche
extrêmement stimulant : celui d’une histoire matérielle du
savoir et des idées, en y incluant, à côté des pratiques et des
techniques, les ressources de l’outil-corps, elle n’occulte pas la
dimension sensible et subjective que cela induit ni la tension avec
le principe scientifique de l’objectivité que cela introduit
inévitablement.
Son analyse des modes mixtes cherche, en définitive, à
reconstituer le foisonnement des pratiques, invisible sous le texte
qui « gèle » (Michelet) les idées. Pour faire mesurer
cette multimodalité du savoir, sa dimension fondamentalement
hybride, et pour cette raison même, inventive, F. Waquet a choisi
de présenter les mêmes outils sous des régimes différents (ordre
pluriel, mixte et raisonné).
À l’évidence, cet ouvrage est moins une contre-histoire
intellectuelle du savoir qu’un manifeste convaincant pour la prise
en compte de la dimension fondamentalement composite et
multisensorielle du savoir. Les pratiques et les gestes qui
permettent de comprendre les processus de production et de
diffusion des savoirs sont réinvestis dans leur dimension
épistémique. L’inventaire des dispositifs matériels de l’activité
scientifique, puis leur analyse ouvrent à une autre histoire des
savoirs.
Une question demeure : quelle permanence s’agit-il de
traquer sous la diversité ? Qu’y a-t-il de commun, à ces
différentes époques, entre ces savoirs différents ? À coup
sûr, la nécessité de prendre en charge les différents visages de la
matérialité (pratiques, gestes, opérations) dans toute histoire du
savoir.