On présentera d’abord les découvertes centrales concernant la politique de défense militaire suisse puis celles portant sur le cadre des coalitions advocatives. Cette section synthétise les résultats établis dans le chapitre précédent. On débute par les constatations centrales portant sur les axiomes, les acteurs des transformations de la politique de défense, suivies par l’analyse des modalités des transformations et l’apport à l’agenda de recherche de l’ACF.

Retour sur les axiomes

Les axiomes de l’ACF énoncent les cinq éléments fondamentaux du cadre, dont on analyse les trois plus marquants : (1) le sous–système de politiques publique et ses attributs ; (2) la pertinence d’intégrer, au–delà des frontières des administrations, du Parlement ou des groupes de pressions, tous les acteurs actifs dans le cycle des politiques publiques concernés ; (3) la forme des croyances qui unissent les acteurs.

Premier thème de l’analyse – Les acteurs

On rappelle que l’acteur qui influence ou est influencé par la transformation de la politique de défense militaire a été catégorisé comme (1) une personne physique ou (2) un groupe de personnes physiques, (3) des sociétés organisées corporativement inscrites (ou non) au registre du commerce ou encore (4) une classe de personnes appartenant à une catégorisation sociale similaire soumises aux impacts d’une politique publique. On répond ici brièvement aux questions de recherche sur les acteurs de la politique de défense.

Retour sur les questions de recherche

De manière synthétique, les résultats de l’analyse des acteurs sont les suivantes : la nature régalienne de la politique de défense militaire a pour conséquence que sa transformation est apparentée à une réforme administrative de l’armée et d’une partie du DMF /DDPS. Le département de la défense est donc un élément incontournable de la gestion de la réforme. De ce fait, cette thèse a mis en lumière le rôle central du C DMF / DDPS, qui est structurellement à la tête de la coalition dominante. Sa capacité de réformer l’armée tend contredire la perception commune de l’incapacité d’agir (Handlungsunfähigkeit) des Conseillers fédéraux, mais est cohérent avec les analyses récentes sur le rôle des Conseillers fédéraux et sur l’agenda – setting en matière de politiques publiques.

Les acteurs majeurs du processus de transformations des politiques publiques de défense militaire sont des membres de l’APA. Ils forment une coalition structurelle au sein du DMF / DDPS et ils sont liés par une relation contractuelle avec le Département. Ce sont généralement des fonctionnaires supérieurs du Département, qui exercent des fonctions civiles ou militaires. En revanche, tous les collaborateurs du DMF / DDPS ne sont pas forcément membres de la coalition structurelle. Plusieurs agents subalternes jouent un rôle dans la formulation de la politique de défense. De manière plus détaillée, on peut souligner les facteurs suivants :

Liens entre les acteurs majeurs

Les liens entre les acteurs de la coalition dominante sont de nature institutionnelle, mais ils partagent généralement les croyances propres du programme. Les strates de croyances forment une bonne explication des liens entre les diverses classes de coalitions. La description du programme des coalitions à travers les strates de croyances est également pertinente. Cependant, dans les deux premières études de cas, on a observé des liens d’amitié ou des inimitiés profondes qui ont composé la glu des coalitions advocatives.

Des interactions antagoniques entre croyances du noyau

Plusieurs coalitions advocatives, conjoncturelles ou de circonstance contribuent à la dynamique du sous-système et cherchent à soutenir, influencer ou à bloquer le changement opéré par la coalition structurelle dominante. Sous l’angle de l’ACF, la nature conflictuelle des interactions découle de la distance entre les idéologies des acteurs, qui touchent la majorité des strates de croyances des coalitions. Les différences sur des croyances du noyau, comme la neutralité ou l’existence de l’armée traditionnelle, expliquent l’intensité des querelles. De ce fait, les acteurs des coalitions advocative qui s’opposent à la coalition structurelle n’arrivent pas à influencer le C DMF / DDPS pour imposer leur programme. Ils doivent recourir à une intervention du Parlement ou mobiliser les instruments de la démocratie directe. Il est dès lors quasiment impossible d’atteindre une solution consensuelle à travers plusieurs coalitions. La nature des querelles implique que le changement a toujours été plutôt mesuré, qu’il a porté avant tout sur les croyances propres et qu’il ne touche pas directement et volontairement les croyances du noyau.

Conditions de l’apprentissage

L’intensité de la conflictualité circonscrit massivement l’apprentissage entre les coalitions dont on n’a observé qu’un exemple. Le fait qu’une grande partie des conflits trouvent leur origine dans des oppositions de croyances du noyau ou de croyances propres explique, selon l’ACF, l’absence de potentialité d’apprentissage. Il n’y a pas de consensus possible entre une coalition favorable à l’armée et la coalition abolitionniste.

Rôle des acteurs du Département

Le sous–système englobe des acteurs au–delà de l’administration fédérale et il transcende les cadres limités comme le triangle de fer. L’impact des acteurs qui ne sont pas liés à la coalition dominante du DMF / DDPS (militaires de milice, acteurs du secteur privé ou journalistes) reste généralement limitée. La multiplicité des rôles de certains acteurs, qui passent du secteur public au secteur privé, parfois comme journalistes, parlementaires et officiers de milice, est plus complexe que ce que propose l’ACF.

Discussion

L’analyse de la politique de défense militaire sous l’angle des croyances est pertinente pour comprendre l’intensité, la nature et la dynamique des conflits entre les coalitions, une thématique évoquée plus haut. D’autre part, la focalisation sur les acteurs majeurs plutôt que sur les coalitions a permis d’éclairer plusieurs manœuvres informelles employées pour créer des consensus ou imposer un changement. On a aussi souligné l’importance des règlements militaires dans la mise en œuvre et la pérennité d’une réforme. Les points centraux portant sur les acteurs, les coalitions et les croyances sont les suivants :

  • La catégorisation des croyances propres comme unique glu entre les acteurs est trop limitée car (1) les hypothèses ne modélisent pas bien la coalition autour du DMF / DDPS, de nature structurelle ; (2) des coalitions de circonstance, relativement influentes, s’articulent autour de croyances secondaires ou du noyau ; (3) les seules coalitions advocatives n’exercent qu’une influence mineure et indirecte.
  • Une approche des coalitions étendue contribue à une meilleure description du sous–système, à l’explication de sa dynamique et contribue principalement à l’explication de sa nature conflictuelle. Elle demande de définir et de tester les hypothèses supplémentaires que l’on a proposées dans le chapitre précédent.
  • La description des ressources des coalitions selon l’ACF est généralement congruente avec celle des sources secondaires. Ce sont principalement le leadership compétent, l’autorité légitime de prendre des décisions politiques (en lien avec le rôle du C DMF / DDPS) ainsi que l’information sur un problème donné. Les autres ressources sont moins centrales sauf si une coalition décide d’un recours à la démocratie directe. Dans ce cas, plusieurs gagnent en importance : l’opinion publique, l’information, les ressources financières et les troupes mobilisables.

Second thème de l’analyse – La transformation

Dans les chapitre 2 – 4, on a décrit les changements des composantes de la variable dépendante et on a pu montrer que les transformations sont principalement corrélées avec les changements de la doctrine militaire – stratégique et opérative. On rappelle une fois encore les facteurs principaux de la transformation et sa dynamique.

Facteurs explicatifs de la transformation

On a relevé trois facteurs explicatifs du changement de la politique de défense militaire suisse.

  1. L’exploitation habile d’un changement du chef du Département au sein du DMF / DDPS. Une coalition marginalisée gagne le nouveau magistrat à ses idées pour implémenter son programme.
  2. L’imposition d’une réforme par un échelon supérieur qui correspond à l’exploitation habile d’une situation de crise par une coalition (minorisée ou non).
  3. Une combinaison de plusieurs événements extérieurs et domestiques dont l’impact sur le sous-système est partagé à travers les coalitions. Elle correspond à un changement décrit par les théories des relations internationales lorsque l’environnement stratégique se transforme (de la guerre mondiale à la guerre froide, de la guerre froide à la post–cold war). La coalition dominante ne change pas, mais elle adapte son programme aux nouvelles conditions.

D’autres facteurs parallèles soutinrent de cas en cas les changements, comme l’influence des finances. La coalition dominante mobilise des thématiques subsidiaires dans sa narration, comme des changements géopolitiques ou liés à la démographie, pour justifier le changement.

Discussion

Les transformations de la politique de défense militaire sont avant tout une changement par le DMF / DDPS de l’armée, une institution fédérale. Les acteurs cibles ne participent pas à l’initialisation des réforme et ne prennent pas fondamentalement position sur le contenu substantiel du programme.

Les réformes ont impacté une partie des croyances propres (en particulier, la doctrine militaire stratégique et la doctrine opérative) ainsi que certaines croyances secondaires du programme de la politique de défense militaire. En parallèle, l’évolution libérale du système politique a conduit à une modification de la perception, en direction d’une marchandisation du service militaire, d’une partie des croyances du noyau sur la relation citoyen – armée – État.

Troisième thème d’analyse – Apport de la recherche à l’ACF

Cette section répond à la question de l’apport l’analyse des transformations des politiques de défense suisses au développement de l’ACF. Les découvertes et les propositions formulées dans cette thèse contribuent à préciser ou à ajuster l’ACF. On présentera dans cette section des constatations apodictiques sur le cadre et la théorie. Les résultats synthé-tiques du test empirique des hypothèses seront décrits dans la section suivante. On a critiqué la plasticité et des inconsistances du cadre ainsi que les limites de plusieurs axiomes. On a également montré les limites de l’ACF sur la modélisation du sous–système de la politique de défense militaire. Les apports majeurs de cette recherche à l’ACF portent sur les points suivants.

Axiomes

La description statique du champ de la politique de défense militaire par le modèle du sous–système est opportune. Les strates de croyances, soutenues par les niveaux de changement de l’approche de Palo Alto, sont adaptées à la mesure des modifications de la variable dépendante. En revanche, la variabilité des paramètres est plus grande qu’attendue. La nature des coalitions est plus complexe que ce que postule l’ACF.

Hypothèses sur le changement

Les deux hypothèses sur le changement représentent les deux faces de la transformation : la première explique le changement de doctrine, la seconde la permanence, sauf en cas d’imposition externe. La première hypothèse est vérifiée pour tous les cas, ce qui correspond aux résultats canoniques de l’ACF (Jenkins–Smith et al. 2017). Les explications du changement ont été décrites ci-dessus. La deuxième hypothèse n’est jamais valide dans les quatre études de cas ; elle est majoritairement hors sujet, ce qui signifie que les conditions qu’elle décrit ne s’appliquent généralement pas.

Hypothèses sur les coalitions

Avec le degré de granularité choisi pour analyser les hypothèses sur les coalitions, la détermination des croyances en fonction du niveau de changement qu’elles influencent est opportune. En revanche, les hypothèses ne sont pas en mesure de décrire finement le sous–système de la politique de défense militaire suisse. Par ailleurs, la typologie des croyances apparaît également plus fluide en période de crise que ce que l’ACF avance.

La première hypothèse ne décrit avec pertinence que les coalitions advocatives extérieures au DMF / DDPS. Or, elles n’ont exercé qu’une influence indirecte et relativement mineure sur le processus politique. La deuxième hypothèse ne s’applique qu’à un tiers des cas en l’absence de débat autour de croyances secondaires. En d’autres termes, l’hypothèse n’est pas assez précise pour décrire les coalitions. La troisième hypothèse n’apporte pas d’explication pertinente pour comprendre la transformation de la politique de défense militaire suisse : le lien entre croyances propres et croyances secondaires n’est pas toujours une relation bijective. La quatrième hypothèse ne s’applique pas au sous–système. En occultant les postulats de base, l’hypothèse ne décrit rien de plus que la soumission des fonctionnaires fédéraux à un devoir de réserve contractuel. Celui–ci limite en théorie leur liberté d’expression, mais les acteurs majeurs des coalitions marginalisées l’ont interprété de manière créative. On propose donc de supprimer cette hypothèse.

Les hypothèses manquent de finesse pour dépeindre le sous–système de la politique de défense militaire suisse. On a proposé plusieurs hypothèses pour décrire la dynamique d’autres types de coalitions structurelles.

Hypothèses portant sur l’apprentissage

Les hypothèses sur l’apprentissage ne modélisent pas la dynamique du sous–système, à une seule exception près. Premièrement, comme la description canonique l’avance, la nature du conflit entre les coalitions est trop importante pour permettre l’apprentissage. Deuxièmement, la structure du sous–système, centré autour du DMF / DDPS, ne permet pas l’éclosion de fora indépendants et dominés par des normes professionnelles. Finalement, la méthode de travail dans les commissions extraparlementaires n’est pas favorable à l’apprentissage. Les groupes de travail du département représentent probablement une instance dans laquelle une forme d’apprentissage est possible. Elle demanderait une analyse in situ plus poussée.

Cadre empirique

  1. De nombreuses hypothèses sont descriptives et non causales, une attitude étonnante en regard de la volonté de scientificité et d’explication. C’est une lacune majeure du cadre, que l’on peut mettre en lien avec la critique d’études descriptives non–américaines (Nohrstedt 2010, 310–311).
  2. On a montré, avec d’autres travaux, l’indifférence de l’ACF aux règles institutionnelles (par exemple : K. Ingold & Varone 2012, 6). Pourtant, les agents de l’administration fédérale, soumis au droit des fonctionnaires, ne peuvent pas forcément exprimer leur opposition aux croyances dominantes.
  3. La notion de sous–système naissant gagnerait à être mieux conceptualisée en définissant non seulement des sous–systèmes mûrs, mais aussi des coalitions mûres et, par corollaire, des coalitions et des sous–systèmes émergents.
  4. La méthodologie de recherche contemporaine des analystes de l’ACF qui «focus their attention on organizations rather than on individuals» (Jenkins–Smith et al. 2017, 385, note 10) ne s’applique pas aux coalitions structurelles, dont la fragmentation impose une focalisation sur les acteurs, ad minima ceux de l’administration.
    Après avoir rappelé les résultats des questions de recherches, on décrit les contributions de cette thèse à la littérature.

Contributions à la littérature

Cette recherche a analysé le sous–système de la politique de défense militaire suisse, jusqu’ici méconnu, au crible de l’Advocacy Coalition Framework, cadre par ailleurs peu appliqué à ce champ politique. Cette thèse apporte de ce fait plusieurs contributions majeures. Premièrement, elle entrouvre un domaine jusqu’ici négligé, la politique de défense militaire suisse. Deuxièmement, elle découvre ce champ à l’application de l’ACF et elle contribue au programme de développement du cadre par un test de ses hypothèses pertinentes sur une période de près de soixante ans. Troisièmement, elle propose un cadre d’évaluation novateur qui permet de mieux tester et présenter les hypothèses. Quatrièmement, elle apporte une contribution méthodologique au test des hypothèses.

Cette recherche contribue à l’analyse des politiques publiques suisses par sa confrontation avec un nouveau champ d’étude auquel on n’a prêté qu’une attention restreinte.

Cette thèse ouvre le cadre des coalitions advocatives à un nouveau sous–système qui en montre les limites. Cette extension n’est pas seulement thématique, mais aussi substantielle, par le test coordonné de la majorité des hypothèses de l’ACF dont la littérature fait peu état. On a proposé les extensions du cadre et de sa dimension théorique. Elle porte sur plusieurs propriétés qui s’inscrivent dans l’agenda de développement de l’ACF. La contribution méthodologique de cette thèse dépasse le test des hypothèses et propose une méthode d’évaluation. Corollaire d’une définition du hors sujet, il devient possible de déterminer l’applicabilité de la théorie aux faits, un thème peu traité dans la littérature.

Ces quatre apports majeurs constituent un ensemble cohérent appliqué aux questions de recherche portant sur les conditions du changement de la politique de défense militaire suisse et extensible à d’autres sous–systèmes.

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