Sur le Réduit national – débat de l’émission Forum du 26 mars 2025

J’ai participé le 26.3.2025 à l’émission Forum sur la RTS sur la thématique La Suisse doit-elle réactiver son réduit national? avec le Conseiller national Pierre-Alain Fridez ainsi que Philippe Lörtscher, officier à l’armée et président des Jeunes libéraux-radicaux vaudois. Le débat trouve son origine dans un article de la NZZ du même jour intitulé «Zurück im Kalten Krieg – wie die Schweiz wieder zum Festung wird». Erich Aschwanden y relevait la volonté des autorités militaires de réactiver des pistes d’aviation situées dans le secteur alpin, de réutiliser des fortins lance-mines et la proposition d’un parlementaire suisse-allemand de réactiver les ouvrages minés (O mi). Les journalistes ont placé la discussion dans le contexte du Réduit national et m’ont demandé de l’expliquer et d’évaluer sa valeur dissuasive. J’ai ensuite parlé des priorités sur les ouvrages à réutiliser et sur la nécessaire augmentation de la résilience de la population. Je résume ci-dessous quelques points relatifs au Réduit national, sa pertinence comme topos et la nécessité de poursuivre cette discussion dans une approche stratégique.

  1. Historiquement, la conception du Réduit national, qui répondait à une menace Nord – Sud, est restée en vigueur de 1940 à 1945 (Streit 2015). Pendant la Guerre froide, l’Organisation des troupes 1951, celle de 1961 ainsi que la Conception 66 (Conseil fédéral 1950, 1966, 1960) visaient à dissuader une menace Est-Ouest par un dispositif focalisé sur le Plateau. Pour l’armée, le Réduit n’est plus un enjeu à partir de 1944.
  2. Deux groupes recourent fréquemment au topos du Réduit National : des milieux critiques qui mobilisent cette conception pour contester une doctrine considérée comme rétrograde et qui préparerait la dernière guerre. D’autre part, les milieux nationalistes favorables à la neutralité idéalisent le Réduit national et le général Guisan (par exemple: UDC 2025).
  3. Mobiliser la stratégie militaire du Réduit national ou de la Guerre froide pour contextualiser le recours au renforcement de terrain ou à la fortification est une erreur logique. Sous l’angle de la triade stratégique « Ends – Ways – Means » (Lykke 2001), c’est confondre les moyens (les ouvrages fortifiés) et les chemins (la doctrine stratégique-militaire du Réduit ou celle de la Conception 66). Réutiliser des infrastructures militaires préexistantes n’implique pas forcément un concept opératif similaire à ceux du passé. La fortification est consubstantielle à la défense de la Suisse, soulignait Guillaume Henri Dufour (1841, 17), parce qu’elle produit un « effet moral qui [contribue] puissamment à la conservation de notre indépendance ». Son développement est donc bien antérieur à la Seconde Guerre mondiale (Rapin 2022). Elle revient à l’ordre du jour avec le retour de la guerre interétatique dans l’espace européen.
  4. D’un point de vue opérationnel, réutiliser des bases aériennes désaffectées apporte une plus-value car on augmente ainsi la liberté de manœuvre des Forces aériennes tout en réduisant la vulnérabilité de l’infrastructure. De même, le recours à des cavernes existantes pour entreposer des biens de soutien offre une protection que les centres logistiques de l’armée n’offrent pas.
  5. En revanche, recréer un système de barrages antichars et d’ouvrages minés est problématique : premièrement, tous les ouvrages minés ont été peu à peu désaffectés depuis les années nonante pendant une durée de près de 20 ans (Trick 2017, 464-469). Des investissements conséquents pendant un laps de temps important seraient nécessaires pour recréer un réseau qui apporte une plus-value. Deuxièmement, il serait nécessaire de créer une organisation pour gérer la maintenance de ces ouvrages et des troupes pour les desservir (l’effectif des pionniers de forteresse de l’armée 95 se montait à environ 12 000 militaires, ce qui correspond à 10% de l’effectif de l’armée actuelle). Finalement, dans le contexte actuel, la Suisse n’est pas menacée par ses voisins. Elle se trouve dans le secteur du Joint Support and Enabling Command (JSEC) de l’OTAN. Ce commandement coordonne le renforcement des forces et leur soutien (Joint Support and Enabling Command 2025). Dans un contexte de coopération en période de crise entre la Fédération de Russie et les pays de l’OTAN, les voisins de la Suisse attendraient probablement qu’elle maintienne ses axes ouverts plutôt qu’elle les détruise.
  6. Finalement, la réutilisation des fortins lance-mines de forteresse comme arme d’appui ne fait pas de sens en l’absence d’un concept de conduite des barrages et d’ouvrages minés qui n’est pas nécessaire. Les armes de ces fortins ont pour la plupart été neutralisées et les installations démantelées. Pour des raisons tactiques, les emplacements de ces installations ne sont pas situés sur les axes et leur emploi comme abri ou comme dépôt de matériel est peu pertinent. La maintenance de ces ouvrages occasionnerait des coûts importants sans apporter de valeur ajoutée tactique.

Une brève histoire du Réduit national et des fortifications permanentes

L’idée d’un Réduit est fortement incorporée dans la pensée militaire suisse. Rudolf (Jaun 2023) rappelle que dès le début du XIXè siècle, plusieurs auteurs ont proposé des concepts allant dans ce sens, avec une étendue et une localisation variable. La fortification permanente des terrains-clés de la Suisse est très ancienne comme les nombreuses ruines ou les châteaux-forts le rappellent. C’est le général Guillaume-Henri Dufour qui formalise un des premiers concepts globaux de renforcement du terrain à l’échelle de la Confédération, qui s’appuie sur les terrains favorables de Saint-Maurice, de Bellinzone ainsi que de Sankt-Luzisteig près de Sargans (Dufour 1841). Pendant la Première Guerre mondiale, des fortifications sont construites dans la région de Morat, du Hauenstein et dans les Grisons (Rebold and Lovisa 2017; Bitterli, Jaquemet, and Lovisa 2017 ; Fuhrer et al. 1992).

Lors de la mobilisation de septembre 1939, le général Guisan, qui manque de moyens lourds et de chars, prévoit de s’opposer à une attaque allemande sur une ligne fortifiée qui partait de Bâle à Sargans : la Limmatstellung (Lovisa, Steigmeier, and Lüem 1997; Fuhrer 2014). Elle prolongeait le front de la ligne Maginot. Après la débâcle française, l’armée ne disposait pas de capacités pour d’opposer avec succès à une attaque sur tout son territoire. Face à une menace orientée Nord-Sud, Guisan décida donc de retirer le gros de l’armée dans le secteur alpin. Le Réduit national était une position défensive d’armée, centrée autour du Gothard, intégrant dans un ensemble cohérent les fortifications de Sargans et de Saint–Maurice afin de barrer les transversales alpines (Senn 2010). Des ouvrages permanents renforçaient le terrain fort, favorable au combat de l’infanterie. Forts d’artillerie et fortins d’infanterie appuyaient de leurs armes les positions de barrages (Gautschi 1989, 267–328 ; Senn 1995, 305–353 ; Guisan 1946). Politiquement, l’armée abandonnait le Plateau et la population civile à une potentielle invasion allemande. Stratégiquement, elle dissuadait l’Allemagne de s’attaquer au territoire suisse en menaçant d’interrompre pendant une longue période les transversales alpines vitales pour l’Axe.

La stratégie du Réduit avait plusieurs défauts : elle laissait notamment le Plateau et la population en main de l’Allemagne en cas d’invasion. L’Armée aurait pu être vaincue sans combattre en assiégeant le Réduit sans chercher à s’en emparer. En revanche, elle apportait trois avantages importants : (1) elle manifestait la volonté de résistance de la Suisse face à l’Axe aux plans domestique et extérieur. (2) Elle permettait de garder en main une partie importante du territoire en mains suisses, ce qui aurait pu renforcer la position de la Confédération à l’issue de la guerre. (3) En tenant les transversales alpines en respect et en menaçant de les détruire durablement en cas d’invasion, la Suisse dissuadait l’Italie et l’Allemagne de tenter une attaque : l’intégrité des voies de transit était indispensable à leurs échanges économiques et militaires.

Pour les militaires, le Réduit national représentait un aveu de faiblesse et la question de la future défense de l’ensemble du territoire se posa rapidement. En 1941 déjà, Guisan demanda à ses cadres supérieurs de mener des réflexions sur l’armée de l’après–guerre (Ernst 1971, 200–201). Les réponses proposaient plusieurs options de défense du territoire sur le Plateau. En 1944, alors que les troupes alliées débarquées de Provence s’approchaient de la Suisse, une partie des troupes mobilisées sortit du Réduit pour protéger la frontière Ouest entre Genève et le Lac de Constance.

Pendant la Guerre froide, la menace que représentait le Pacte de Varsovie s’orientait de l’Est à l’Ouest. La stratégie militaire Nord-Sud du Réduit ne représentait plus une option crédible de défense du territoire. A partir de 1951 et jusqu’en 1994, la défense militaire de la Suisse était menée principalement sur le Plateau. Le secteur alpin, dans lequel plusieurs installations essentielles de l’armée étaient localisées, demeurait un secteur de repli en cas d’invasion. Les fortifications de la Seconde Guerre mondiale ne furent pas sensiblement développées et restèrent majoritairement dans l’état de 1945, à quelques adaptations près (Bruchez 2012). En revanche, sur le Plateau, la défense s’appuyait sur un réseau de destructions permanentes et de barricades antichars (les fameux toblerones) par lequel on pouvait interrompre dans la durée et dans la profondeur les axes d’attaque (Trick 2017, 2018). Dès le début des années septante, l’obsolescence de gros ouvrages devint plus manifeste et un programme de construction d’une centaine de monoblocs d’artillerie, équipés de lance-mines 12 cm (Sturzenegger 1990) ainsi que des plans pour développer un canon de forteresse de 15.5 cm « Bison » (ATS 1989). Dès fin de la Guerre froide et jusqu’en 2014, avec les réformes armée 95 et Armée XXI, les fortifications et les ouvrages minés ont été peu à peu décommissionnés. Plusieurs aérodromes militaires construits dans les Alpes pendant la Deuxième Guerre mondiale ont encore été utilisés par la suite avant d’être vendus. Pendant la Guerre froide, face à la menace atomique, des cavernes ont été creusées dans l’ensemble du territoire pour stocker de manière protégée des biens de soutien ou du carburant avant d’être peu à peu liquidées (à titre d’exemple: swissinfo 2016). Les coûts d’entretien des ouvrages souterrains étaient très importants : il fallait du personnel pour les surveiller, les entretenir et les frais d’entretien étaient importants.

En conclusion, la stratégie militaire du Réduit per se n’a été mise en œuvre que de 1940 à 1945 et elle n’a plus été considérée sérieusement comme une option par la suite. (2) Plusieurs formes de conceptions de défense militaire ont recours à la fortification militaire sans se rattacher forcément au Réduit national. Les moyens ne conditionnent pas forcément les fins et les chemins de la trilogie « End-Ways-Means ». Faire un lien direct entre la fortification permanente et le Réduit national ou la Conception 66 est réducteur tout en ne portant pas sur des niveaux logiques similaires (means et ways).

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